Aspects Critiques de la Loi de Participation Populaire
1. Articulation de la planification entre les trois niveaux de l'Etat
La norme de base du SISPLAN, émise en 1996, établit que la planification stratégique est de niveau national (Plan Général de Développement Economique et Social - PGDES), la planification participative du niveau municipal (PDM), et celle de niveau départemental (PDD) est un mélange des deux. Les trois niveaux doivent élaborer des Plans Stratégiques Sectoriels (PES) coordonnés entre eux et des plans d'ordonnancement territorial, résultat des Plans d'Utilisation des Sols (PLUS) et des Plans d'Occupation du Territoire (POT) municipaux. Schématiquement, l'idée est que le Gouvernement Central apporte l'offre sectorielle, les gouvernements municipaux la planification à partir de la demande sociale, et le niveau départemental permet l'articulation de ces deux visions.
Cependant, le modèle ne fonctionne pas dans la réalité et le manque de coordination entre les trois niveaux de l'Etat se reflète dans la désarticulation totale des processus de planification. Les préfectures, malgré certaines compétences partagées avec les municipalités, ne canalisent pas l'information des plans départementaux vers celles-ci et ne tiennent pas compte des plans municipaux pour formuler leur planification.
En outre, la relation entre gouvernements municipaux et préfectures est souvent conditionnée par des facteurs politiques, les gouvernements municipaux ne partageant pas la militance politique du préfet ayant souvent des difficultés pour recevoir l'appui de la préfecture. Le même problème se retrouve au niveau sectoriel, où la coordination de certains gouvernements municipaux avec les services départementaux de santé et d'éducation est limitée par des facteurs politiques.
Il faut également tenir compte que le préfet est un représentant du Président de la République , et en ce sens son mandat est différent de celui que pourrait recevoir un pouvoir exécutif départemental issu d'une élection directe. La législation essaye de corriger cette distorsion à travers la création d'un « conseil départemental » choisi par les conseillers municipaux, mais celui-ci, étant seulement un organe de consultation, n'a pas réussi à remplir son rôle d'articulateur des objectifs de développement départementaux et municipaux, ni à canaliser les projets municipaux d'intérêt stratégique pour obtenir des cofinancements au niveau départemental.
Au niveau national, les ministères établissent souvent des relations directes avec les gouvernements municipaux, passant au-dessus du rôle des préfectures, et il n'existe pas de politique claire d'articulation entre les niveaux de gestion publique sectorielle et territoriale en particulier en ce qui concerne la planification du développement rural. D'autre part, il existe la perception que le Gouvernement Central, à travers des Fonds de Développement Nationaux, impose des projets qui ont été concertés avec la Coopération Internationale , sans considérer les demandes émergeantes des processus de planification participative.
2. Application de la planification participative municipale
2.1. Articulation entre planification stratégique et planification opérative
Les PDMs sont les instruments de base pour la programmation stratégique du développement et servir comme outils de concertation entre les différents groupes d'intérêt dans la municipalité. Selon les normes de planification participative, la programmation annuelle doit s'élaborer sur base du contenu du PDM.
Cependant, dans la réalité, il n'existe pas de lien clair entre la planification de stratégique (de moyen et long terme) et la planification opérative annuelle (de court terne). Les POAs ne prennent pas toujours en compte les objectifs, politiques, programmes et projets des PDM, ce qui retarde l'exécution des projets qui y ont été priorisés, frustrant les expectatives sociales générées dans les processus de planification. En 2000, seulement 23% des projets introduits dans les POAs se trouvaient dans les PDMs. Ce n'est qu'en 2001 que la Loi du Dialogue introduit un article qui oblige les projets du POA à figurer dans le PDM, afin de limiter les possibilités de manipulation du gouvernement municipal. Cette initiative fit monter le pourcentage précédent à 45%.
2.2. Qualité de la participation
La méthodologie de la planification participative comprend trois moments importants en ce qui concerne la participation citoyenne: le diagnostique participatif, la récupération des demandes et leur priorisation. Si dans certaines municipalités les PDMs sont réalisés de manière plus ou moins participative, dans d'autres le travail est confié à des entreprises de consultance qui élaborent le document sans travail de terrain ni consultation avec les organisations de base. Dans la pratique, la plupart des municipalités procèdent tout au plus à la récupération des demandes de façon participative, alors que le diagnostique et la priorisation sont généralement le fait des techniciens de la mairie ou d'entreprises de consultance.
De gros efforts ont été réalisés pour tenter d'améliorer la qualité des processus de planification participative dans les municipalités rurales, tant par l'Etat qui a crée une instance spécifique d'appui aux municipalités, que par la coopération internationale et les ONGs qui ont exécuté une grande quantité de projets dans cet objectif. Le projet « Desarrollo Democrático y Participación Ciudadana » en particulier a développé un modèle de gestion municipale participative, reconnu par le Ministère de Participation Populaire, qui donne aux gouvernements municipaux et aux organisations de la société civile, des instruments concrets à appliquer au cours du cycle de gestion municipale. Malgré ces nombreux efforts, la qualité de la participation laisse encore souvent à désirer, en particulier en ce qui concerne la participation des femmes et des groupes les plus défavorisés.
2.3. Opposition entre demandes urgentes et vision stratégique du développement
Les programmes d'information, souhaitant voir la population s'approprier de la Loi de Participation Populaire ont souvent expliqué qu'un certain montant est reconnu à la municipalité « pour » chaque personne inscrite dans le registre de population. Les membres des communautés ont internalisé ce message au point qu'ils pensent parfois que ces fonds leur reviennent directement. J'ai personnellement entendu un dirigeant local dire que 193 Bs. (le montant « per capita » de fonds de coparticipation tributaire de l'année en cours, 2000) étaient arrivés cette année à la municipalité « en son nom », et qu'il lui correspond de décider ce qu'il souhaite faire de cet argent.
Cet exemple extrême montre comment les messages sont distordus et contribuent à expliquer comment on en est arrivé à une situation où chaque communauté se bat pour obtenir « son projet » et ne souhaite pas voir l'argent « qui lui revient » être utilisé dans un projet plus grand, permettant de générer des externalités positives au niveau municipal. Cette perspective empêche la construction d'une vision stratégique du développement et l'on peut se demander si cette modalité de planification permet de lutter contre la pauvreté de manière efficiente.
D'autre part, la distribution annuelle de travaux publics (projets) provoque l'affrontement entre communautés, d'autant plus que l'attribution des projets se réalise souvent selon la volonté des autorités, qui exercent ainsi leur influence sur leurs clientèles sociales et politiques. Ceci est accentué par un manque de capacités institutionnelles au niveau municipal et par l'extraordinaire accumulation de nécessités dans la plupart des municipalités rurales. Le risque principal de la planification participative est en effet son instrumentalisation comme une somme de demandes des communautés, sans vision à long terme ou véritable stratégie de développement, problème d'autant plus important lorsque le PDM n'est pas élaboré ou pas utilisé pour l'élaboration du POA.
2.4. Types d'investissements réalisés
Comme on pouvait s'y attendre, durant les premières années de la participation populaire, les municipalités récemment créées destinent la plus grande partie des fonds a des travaux d'embellissement des places, construction, restauration et équipement des mairies, achat de véhicules, ainsi que des travaux de construction d'infrastructure sociale (éducation, santé, eau, égouts).
L'investissement dans le domaine de l'appui à la production est par contre très faible : durant les trois premières années de la loi, plus de 80% de l'investissement est destiné à des aires qui ne génèrent pas de ressources financières nouvelles pour la municipalité et qui augmentent les dépenses opératives permanentes. Cette dangereuse tendance répond à la vision à court terme des responsables municipaux qui préfèrent destiner des fonds à des travaux publics visibles et d'exécution rapide, de meilleur rendement électoral, au lieu d'investir dans la facilitation de processus productifs de maturation plus lente.
L'inexistence d'une politique sectorielle productive pour le développement rural est un autre facteur qui éloigne la planification municipale de l'appui à la production ainsi que l'exclusion des organisations sectorielles productives des processus de planification participative, ce qui implique un biais dans la priorisation de l'investissement. Je reviendrai sur ce point au moment d'analyser l'impact de la loi, en particulier en ce qui concerne la réduction de la pauvreté.
2.5. Localisation des investissements
Avec la Loi de Participation Populaire, les distances des communautés à la capitale municipale acquièrent une signification plus importante, surtout pour les populations les plus éloignées, qui sont aussi les plus pauvres. En effet, les communautés qui ont le mieux profité de la Loi de Participation Populaire sont bien sûr les communautés les plus organisées, capables de faire pression, mais surtout celles qui ont la plus grande proximité physique avec la capitale municipale, et bien sûr les habitants de la capitale municipale elle-même (la ville ou le village), au détriment des communautés rurales.
Une proposition de Gonzalo Rojas et Laurent Thévoz pour faire face à ces problèmes d'inéquité territoriale est l'élection de conseillers municipaux uninominaux, qui permettrait une représentation territoriale dans le conseil municipal. Il faut remarquer que cette faiblesse au niveau de l'équité territoriale est également une conséquence de la faiblesse du comité de vigilance, dont les représentants sont élus par districts, et qui est chargé de canaliser la demande des différentes OTBs pour son insertion dans le POA.
3. Application du contrôle social
La création du comité de vigilance est considérée comme un des éléments les plus novateurs de la Loi de Participation Populaire. Cette instance de contrôle social, joue un rôle central dans l'articulation entre la population et les autorités municipales. Elle est néanmoins sérieusement remise en question aujourd'hui, en raison de ses résultats mitigés. J'explique ici les principales difficultés rencontrées dans l'application du contrôle social
3.1. Fonctionnement du comité de vigilance
Les différentes normes ont donné une sorte d'exclusivité au comité de vigilance en ce qui concerne l'exercice du contrôle social au niveau municipal, ce qui implique une grande quantité de fonctions pour un organe composé généralement de trois à cinq personnes dans les municipalités rurales. De plus, dans la pratique, la plus grande partie des responsabilités est souvent monopolisée par le président du comité de vigilance, laissant aux autres représentants des fonctions sans importance, au point que lorsque l'on se réfère au comité de vigilance, on se réfère souvent à une seule personne, techniquement le président du comité de vigilance.
Cette tendance au « présidentialisme », doublée du fait que le président du comité de vigilance est souvent le représentant du district correspondant au centre urbain, implique que les districts ruraux ne sont pas représentés. Il concentre en outre l'ensemble des responsabilités sur une seule personne, facilitant également la cooptation et la corruption.
Une autre difficulté rencontrée dans les municipalités rurales est liée au niveau de formation des membres des comités de vigilance. D'après une enquête du Ministère de Participation Populaire, 20% d'entre eux n'ont pas dépassé l'école primaire, même s'il existe une certaine amélioration dans leur degré de formation par rapport aux premières années de la participation populaire. Cette enquête étant réalisée au niveau national, on peut supposer que ce pourcentage est considérablement plus élevé dans les municipalités rurales. Ce niveau de formation insuffisant provoque d'importantes difficultés dans l'exercice des fonctions de contrôle social, en particulier en ce qui concerne la révision des plans municipaux ou la compréhension du cadre légal complexe qui oriente leurs fonctions. Les comités de vigilance reconnaissent qu'il existe de grandes lacunes quant à la connaissance des lois chez la plupart d'entre eux et expriment souvent leur désorientation et le manque d'assistance technique.
3.2. Financement du comité de vigilance
L'exercice du contrôle social tel qu'il est prévu dans la loi, est une fonction qui exige une quantité de temps importante, sans qu'aucune rémunération ne soit prévue. Le Fonds de Contrôle Social apporte une solution partielle à ce problème en couvrant les activités du comité de vigilance, mais en aucun cas les rémunérations. Si certains comités de vigilance ont effectivement réussi à exercer un suivi plus proche de la gestion municipale et une meilleure coordination avec les OTBs grâce à ce fonds, on ne dispose pas d'un système d'évaluation qui puisse établir s'il existe effectivement un impact spécifique de cette mesure.
Les comités de vigilance continuent en outre à considérer que ces ressources sont insuffisantes et expriment souvent que leur travail devrait être rémunéré, alors qu'une des caractéristiques du leadership communautaire et syndical était auparavant un service à la communauté, reconnu comme une valeur en soi. Il semblerait que l'officialisation de leur rôle en a modifié la perception et on attend maintenant des avantages tangibles pour cette fonction, tout au moins comme un « tremplin » vers les élections municipales.
3.3. Relations avec la société civile
Depuis leur création, les comités de vigilance souffrent certains problèmes de relation avec les communautés, même s'il existe de nombreuses expériences plus positives.
Un problème central est le manque de légitimité et la faible capacité de mobilisation de nombreux comités de vigilance, qui ne disposent pas de bases sociales réelles. La figure du comité de vigilance est en effet considérée comme une imposition de la Loi de Participation Populaire, un modèle uniforme qui ne correspond pas toujours avec les différentes formes traditionnelles d'exercer le contrôle social ou la participation communautaire. La gestion d'un fonds de contrôle social par le comité de vigilance a parfois renforcé les perceptions négatives de la population, en particulier dans les cas ou la gestion ne se réalise pas avec la transparence requise.
Ce manque de légitimité oblige souvent le comité de vigilance à chercher l'appui du gouvernement municipal, des associations départementales de comités de vigilance ou des ONGs, contribuant à ce que la population le perçoive comme une instance « sociale » illégitime et de dépendance externe, et refermant ainsi le cercle vicieux.
3.4. Relations avec le gouvernement municipal
Les relations des comités de vigilance avec les gouvernements municipaux sont pour le moins ambiguës.
D'une part, le comité de vigilance est l'instance créée pour réaliser un contrôle de la gestion municipale ; de nombreux maires la considèrent donc comme une menace. Une des difficultés rencontrées au début de l'application de la Loi de Participation Populaire fut précisément la conformation de ces comités, à cause de l'opposition initiale des organisations sociales, d'une part, et des maires et conseillers municipaux, d'autre part. Certains comités de vigilance perçoivent effectivement leur rôle comme une opposition permanente aux décisions des autorités, excluant toute collaboration positive. La plupart, lorsqu'ils essayent d'exercer leurs fonctions, rencontrent de sérieuses difficultés avec les gouvernements municipaux, par exemple en ce qui concerne l'accès aux documents. Lorsque des plaintes sont portées à l'encontre du gouvernement municipal, ce dernier cherche souvent à déstabiliser le comité de vigilance et à le remplacer par un comité moins « dérangeant ».
D'autre part, le comité de vigilance est également l'instance censée contribuer à la planification participative et collaborer positivement avec le gouvernement municipal pour atteindre les objectifs de développement. Son fonctionnement dépend en outre du gouvernement municipal, puisque c'est la mairie qui doit lui fournir un bureau et débourser le Fonds de Contrôle Social, certains maires profitant de cette situation pour conditionner l'octroi de ce fonds à la « bienveillance » du comité de vigilance. Quoi qu'il en soit, de nombreux comités de vigilance ont choisi de privilégier la construction de relations d'entente avec le gouvernement municipal, certains d'entre eux ayant bien sur été corrompus ou absorbés par l'administration de différentes manières.
3.5. Viabilisation des plaintes du comité de vigilance
Les institutions de l'Etat chargées de recevoir les plaintes du comité de vigilance par rapport à la gestion municipale sont multiples et leur degré de coordination limité, ce qui provoque une confusion compréhensible chez les comités de vigilance. Le système de traitement des plaintes est très bureaucratique et la longueur du processus mène souvent à l'abandon des poursuites. Les comités de vigilance des zones rurales se plaignent aussi souvent du manque d'intérêt des instances étatiques pour traiter les plaintes qui viennent des municipalités les plus petites et de l'interférence politique, qui fait que les gouvernements municipaux sont protégés par leurs partis politiques, jusqu'aux plus hauts niveaux de l'Etat.
Lorsqu'en dépit de ces difficultés, la plainte est admise et reconnue comme fondée, cela implique la congélation du déboursement des fonds de coparticipation tributaire, souvent pour un temps assez long. Cette mesure affecte l'ensemble de la municipalité et c'est donc un instrument que les comités de vigilance hésitent à utiliser, d'autant plus qu'il n'est pas rare que la population se divise alors entre les partisans du maire et ceux du comité de vigilance. Il existe même parfois une certaine passivité voire tolérance de la population face aux actes de malversation supposés, a conditions que des projets de travaux publics soient exécutés.
Selon une enquête réalisée en décembre 2002, 45% des comités de vigilance ont présenté une plainte pour des irrégularités supposées commises par leur gouvernement municipal, et 15% d'entre elles se sont converties en un procès légal en justice.
3.6. Conclusion
Les avis sont partagés sur la question de l'utilité du comité de vigilance, certains allant jusqu'à recommander la suppression pure et simple de cette institution, considérant qu'en éliminant l'exigence d'appartenir à un parti pour se présenter aux élections , les OTBs peuvent porter leurs candidats au conseil municipal chargé de fiscaliser la gestion municipale, rendant superflu le rôle du comité de vigilance. D'autres observent son utilité comme instrument pour la pratique d'une citoyenneté politique, le voyant comme une « école civique » pour les prochains maires, conseillers municipaux et députés, permettant aux organisations de base de récupérer des espaces de pouvoir.
4. Profusion de normes et confusion dans la législation municipale
En dix ans de régime municipal, la Bolivie a généré un nombre croissant de lois et de réglementations touchant à la gestion municipale. La Loi de Participation Populaire de 1994, la Loi de Municipalités de 1999 et la Loi du Dialogue National de 2001 sont les trois piliers fondamentaux du municipalisme, sur lesquels sont venus se greffer une infinité d'autres lois, décrets et résolutions, ne présentant pas toujours une relation claire entre eux, au point que d'après Mauricio Riveros, il n'est pas possible de parler d'un système de législation municipale au sens propre. Il n'existe pas non plus de suivi systématique de l'impact de ces normes, et il n'a donc pas été possible de d'analyser quelles normes sont obsolètes ou contradictoires et devraient faire l'objet d'ajustements.
Il existe également une série de normes connexes, dont les municipalités ne sont pas l'objet principal, mais qui présentent des articles qui articulent différents thèmes avec la gestion municipale, d'où surgissent de nouvelles attributions, responsabilités et compétences municipales. Un problème additionnel des normes connexes est que dans la grande majorité des cas elles n'ont pas fait l'objet d'un dialogue avec les municipalités qui doivent les appliquer.
Le cas du contrôle social nous fournit un exemple des difficultés entraînées par la complexité du cadre normatif. Comme nous le verrons, la rigidité des règlements traitant du contrôle social a provoqué des difficultés d'application dans les différents contextes sociaux, ce qui paradoxalement a entraîné au fil du temps l'élaboration d'autres réglementations, ayant pour but de renforcer le rôle du comité de vigilance et de pallier son manque de légitimité. On compte donc à l'heure actuelle pas moins de cinq lois nationales, neuf décrets suprêmes, et une résolution suprême, qui contiennent des dispositions traitant de l'exercice du contrôle social. Ces normes ont en outre fait l'objet d'ajustements répétés en raison de leur difficulté d'application, ce qui a fini par provoquer une confusion totale sur le sujet, en particulier chez les comités de vigilance.
Pour se faire une idée globale de la complexité de la législation municipale, il suffit de savoir qu'il existe 7 lois et 18 normes directes de hiérarchie inférieure (décrets et résolutions suprêmes), auxquelles il faut ajouter 28 lois et 35 normes de hiérarchie inférieure qui contiennent des articles connexes. Il est donc urgent de structurer un « code municipal », qui génère une cohérence entre les différentes normes directes et connexes et permette aux municipalités de travailler sur la base d'un document unique.
5. Capacité institutionnelle des municipalités et autres acteurs
L'existence de gouvernements municipaux consolidés et d'organisations de la société civile fortifiées est une condition importante pour une implémentation satisfaisante de la Loi de Participation Populaire. Jusqu'en 2001, plus de 120 millions de dollars, provenant en grande partie de la coopération internationale, ont été investis en capacitation et assistance technique aux gouvernements municipaux et organisations de la société civile. On peut dire que la participation populaire a généré le mouvement le plus massif de formation et assistance technique de l'histoire de la Bolivie. Malgré l'ampleur des efforts réalisés, tant les gouvernements municipaux comme les organisations de base présentent encore de nombreuses faiblesses, qui limitent les résultats obtenus par la Loi de Participation Populaire.
Il faut savoir que les gouvernements municipaux ont, dans les zones rurales, été « créés de toutes pièces » en 1994. Si de grandes avancées existent en ce qui concerne leurs capacités de gestion, des domaines comme la collecte d'impôts locaux, la gestion de l'endettement municipal, les rapports budgétaires et la planification stratégique, montrent encore de sérieuses déficiences. Ces problèmes sont amplifiés par une rotation élevée des autorités politiques et du personnel technique qui diminue ou annule l'impact des programmes de formation du personnel et de renforcement institutionnel.
En ce qui concerne les fonctions des gouvernements municipaux, la législation les a saturé de fonctions, compétences et responsabilités : à partir de l'examen de ces différents textes, Mauricio Riveros identifie 577 compétences municipales ! Il est urgent d'analyser jusqu'à quel point les gouvernements municipaux peuvent effectivement faire face à ces innombrables responsabilités. De plus, cet immense transfert de responsabilité ne s'est pas réalisé de façon différenciée selon la capacité de gestion des différentes municipalités et n'a pas été négocié avec celles-ci, au point que les autorités publiques agissent parfois en totale ignorance des cadres normatifs qui régulent leur activité. Cette complexité juridique fait que certains gouvernements municipaux, en particulier ceux dirigés par des paysans et indigènes, courent le risque de rester dépendants des ONGs et consultants qui les conseillent sur les aspects légaux.
En ce qui concerne les organisations de la société civile - sujets de la participation populaire - elles ont montré leur faiblesse à l'heure d'exiger l'application de leurs droits et de conquérir leurs propres espaces de participation et d'action citoyenne. Le travail des ONGs et des projets de coopération a contribué à former les dirigeants locaux sur les droits que leur reconnaît la Loi de Participation Populaire mais la complexité du cadre juridique fait qu'il reste encore beaucoup de travail.
Les organisations paysannes et indigènes sont encerclées par le système traditionnel de partis politiques et ne sont pas toutes capables de préserver leur identité. Ce processus de construction de la citoyenneté à partir des organisations territoriales de base provoque des changements rapides dans les formes traditionnelles d'organisation de la société rurale. Le renforcement de la société civile reste donc un travail nécessaire pour équilibrer le monopole actuel des partis politiques traditionnels.
6. Rigidités de la loi et particularités locales
« La planification participative comme unique forme de participer, le comité de vigilance comme unique forme de contrôler, le conseil municipal comme unique forme de fiscaliser, les paquets SAFCO comme unique et verticale forme d'administrer les ressources municipales ». Par cette phrase, Diego Ayo résume la tendance homogénéisante de la législation municipale, ce qui n'est pas sans poser de problèmes dans un pays aussi diversifié que la Bolivie.
Comme nous l'avons vu, la Loi de Participation Populaire a été pensée par le Gouvernement Central et appliquée par des institutions qui ont un modèle vertical d'organisation interne. Elle a été normée dans tous ces détails et les méthodes éducatives utilisées pour former les communautés à la participation s'implémentent souvent de manière rigide et autoritaire, alors que la participation exige flexibilité, capacité de dialogue et action horizontale. Il se forme ainsi une brèche entre les nécessités de la participation et les modèles prévus pour les implémenter, même si les ONGs ont souvent joué un rôle important, cherchant à apporter des méthodologies plus en accord avec l'idée d'horizontalité et de participation.
Pour certains auteurs, une des causes des résultats mitigés du travail des comités de vigilance se trouve également dans l'incapacité des législateurs de reconnaître les différentes formes d'organisation de la société civile pour exercer le contrôle social. L'idée du comité de vigilance naît en effet des conseils de vigilance existant dans les coopératives et a été appliquée sans grandes modifications aux organisations de base, qui ont une tradition plus délibérative et des formes variables d'organisation. Il est vrai que le processus organisationnel autonome de la société civile pour exercer le contrôle social aurait été très lent et incertain, mais son excessive réglementation a fini par désorienter la société civile.
Au niveau de la gestion municipale, les normes administratives ont été pensées d'avantage pour les grandes urbanisations et deviennent souvent des entraves à une gestion efficiente dans les municipalités rurales, par la complexité des procédures qui ne se justifient pas dans le cas de budgets limités et qui ne s'appliquent pas correctement en raison du manque de capacitation des autorités municipales. Si la loi établit certaines différences en fonction en fonction du budget d'une activité, il n'existe pas de normes spécifiques selon la catégorie d'institution : la Loi SAFCO s'applique tant pour la réalisation d'un appel d'offre par le gouvernement national et que par une petite municipalité rurale.
7. Exclusion des organisations « fonctionnelles »
La Loi de Participation Populaire désigne les organisations territoriales de base comme les principales interlocutrices du gouvernement municipal. Cette référence territoriale exclut implicitement de la dynamique de la participation les instances "fonctionnelles", en particulier les organisations économiques paysannes (OECAs) qui regroupent les petits producteurs agricoles, mais aussi les chambres d'entreprises, les collèges professionnels et autres acteurs du développement. Cette exclusion des organisations qui n'ont pas une référence territoriale, mais une représentativité sectorielle, reste un problème non résolu dans l'application de la loi.
La Loi de Municipalités de 1999 et la Loi du Dialogue National de 2001 représentent de timides tentatives de réintroduire certains aspects liés au fonctionnel en particulier avec la création d'instances d'appui au comité de vigilance conformées par des représentants des organisations productives et professionnelles locales. Dans le cas de la Loi du Dialogue, ces comités ne virent jamais le jour, d'après Raúl Maydana parce que les législateurs ont une fois de plus créé une instance « uniformisante », sans tenir compte des spécificités de la société bolivienne et l'ont fait dépendre du comité de vigilance, qui n'avait pas la légitimité suffisante pour que les organisations fonctionnelles acceptent de dépendre de lui. Dans le cas des CODEPES introduits par la Loi du Dialogue, ils ont été conformés dans quelques municipalités, mais dans l'immense majorité des cas ils ne fonctionnent pas. A ce jour, le mécanisme adéquat pour inclure formellement les organisations fonctionnelles dans le modèle de gestion participative municipale n'a pas encore vu le jour.
La plupart des analystes s'accordent pourtant à considérer qu'il est essentiel que les acteurs fonctionnels participent pleinement des processus de planification participative, puisque ce sont eux qui disposent des fonds nécessaires pour appuyer les politiques municipales par des investissements privés concurrents et qu'ils ont un rôle important à jouer dans le développement en raison de la vision productive qu'ils pourraient apporter à la gestion municipale. Leur exclusion des processus de planification a en effet pour conséquence le manque d'attention apporté au thème productif par les gouvernements municipaux, problème central sur lequel je reviendrai au moment de traiter de l'impact de la loi.
8. Corruption et clientélisme
Une remarque qui revient souvent lorsque l'on parle de la Loi de Participation Populaire est qu' « on a décentralisé la corruption ». Au delà du cliché, quelle réalité se cache derrière cette formule ?
D'une part, il est vrai que, si les mécanismes de planification participative ont réellement représenté l'ouverture d'une fenêtre pour la société civile, cette forme de canalisation des propositions a souvent approfondi le clientélisme et s'est parfois convertie en une source de corruption des principaux leaders communaux. Les politiques font « l'avance » d'un projet pour la communauté, « faveur » que le dirigeant ou autorité originaire devra « rendre » par l'appui en votes ou en démonstrations d'appui le moment voulu. L'autorité communale se renforce grâce au projet reçu, et l'autorité politique grâce à son appui.
D'autre part, comme nous l'avons vu dans l'analyse de l'application du contrôle social, les acteurs chargés d'exiger une plus grande responsabilité aux autorités locales ont parfois été absorbés par le système et le comité de vigilance est devenu dans de nombreux cas, « un annexe du bureau du maire ». Les conseils municipaux, en raison des intérêts politiques et personnels en jeu, n'ont pas non plus rempli de façon satisfaisante leur rôle de fiscalisation de l'exécutif municipal et sont même parfois des lieux de couverture des actes corrompus des maires. La logique dominante des partis politiques entre en conflit ave les objectifs de moderniser les relations entre l'Etat et la société.
Néanmoins, si la corruption et les malversations de fonds publics existent effectivement au niveau municipal, il est clair que ce problème n'est pas né avec la décentralisation et existe de façon tout aussi évidente au niveau national. Le niveau municipal est en outre le niveau qui subit le plus de contrôles et il semble exister un consensus sur le fait que la corruption au niveau municipal a été moins importante qu'au niveau national.
9. Gouvernabilité
Le « vote constructif de censure », est introduit dans la Constitution bolivienne en 1995 et réglementé par la Loi de Municipalités de 1999. Il permet aux conseillers municipaux, de démettre le maire de ses fonctions et de choisir un nouveau chef de l'exécutif parmi les conseillers, lorsque « le conseil municipal a perdu la confiance dans le maire ». Cette mesure, initialement prévue pour permettre au conseil municipal de démettre rapidement le maire en cas de corruption ou mauvaise gestion administrative, a été trop souvent utilisée en fonction des intérêts politiques des membres du conseil, et est devenue dans la majorité des cas une façon de réaliser une « tournante » des différents partis à la tête de l'exécutif municipal, faisant parfois même l'objet d'un accord entre partis dès les premières négociations post-électorales.
Dans ce cadre, on notera une étude réalisée par Maria del Rosario Luján, analysant l'influence des alliances politiques dans le gouvernement central sur les coalitions au sein des gouvernements municipaux, et montrant que le vote de censure au maire est l'instrument utilisé pour changer de maire lorsque celui-ci ne reflète plus les nouvelles alliances politiques. D'après cette étude, « le conseil municipal n'évalue pas la gestion du maire mais détermine sa permanence en fonction d'intérêts politiques ou personnels » .
L'application du « vote constructif de censure » a donc mené à des excès, en particulier au cours de la gestion 1995-1999 durant laquelle certaines municipalités en sont arrivées à changer de maire chaque année, parfois même plusieurs fois au cours de la même année. Ces changements provoquent généralement la rénovation de tout le personnel technique de l'exécutif municipal, avec les conséquences que l'on connaît sur la formation de capacités dans les gouvernements locaux et sur la continuité des politiques et programmes municipaux. Selon Luján, les problèmes liés aux changements fréquents d'autorités constituent, avec les niveaux de corruption, le principal facteur ayant causé une perte de crédibilité de la démocratie et une baisse des niveaux de participation aux élections municipales entre les élections de 1995 et celles de 1999. Avec l'application de la Loi de Municipalités, les cas d'application du vote constructif de censure ont diminué, mais les problèmes de gouvernabilité continuent d'être un point noir de la gestion municipale.
Les municipalités ayant des conseils municipaux conformés par une grande variété de forces politiques sont ceux qui présentent le plus de problèmes de gouvernabilité, ce qui reflète le problème de l'intromission des partis politiques dans la gestion municipale. Une recommandation fréquente pour réduire cette difficulté était l'abolition de l'obligation d'appartenir à un parti politique pour se présenter aux élections municipales. L'expérience a eu lieu au cours des dernières élections municipales (décembre 2004), avec la participation de candidats postulés par les « groupements citoyens » et les « peuples indigènes », sans la médiation des partis politiques. Les résultats de cette expérience, s'ils représentent une avancée certaine vers la réduction des pressions politiques, sont mitigés en ce qui concerne les groupements citoyens qui ont surtout été utilisés pour le « recyclage » de politiciens des partis traditionnels.
Selon certains analystes, l'élection directe de maires serait également une réforme électorale qui donnerait une plus grande légitimité à cette autorité, évitant les négociations entre conseillers municipaux au moment de sa nomination. Ruben Ardaya appuie cette idée et propose également d'incorporer la révocation du mandat du maire par la société civile, l'élection directe des conseillers municipaux par circonscriptions uninominales et la possibilité du référendum municipal pour des thèmes stratégiques.
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